Prologue
Le cri rieur des mouettes résonnait déjà dans le ciel infini surplombant le village d’Ombrepierres, se propageant jusqu’à la moindre demeure et envahissant les rêves des habitants qui émergeaient de leur sommeil avec quiétude pour entreprendre leurs activités habituelles. Une jeune fille d’une vingtaine d’années ouvrit ses volets fraîchement repeints en bleu outremer et se pencha pour admirer la clarté du jour naissant. Une légère brise traversa ses cheveux châtains aux reflets cuivrés avant de poursuivre sa course vers des contrées inconnues.
Son regard d’un vert lumineux se focalisa sur une prairie lointaine dans laquelle elle avait l’habitude de se promener quotidiennement. L’horizon dessinait les contours de l’un des villages voisins, dominé par un immense relief montagneux. Elle n’y avait jamais mis les pieds, peut-être à cause du manque de verdure. La famille de la jeune fille vivait à Ombrepierres depuis des générations et n’avait jamais désiré quitter ce paradis terrestre où la nature était reine.
Après ce bref instant de contemplation, Kelly ferma la fenêtre et se tourna vers la bibliothèque dans laquelle s’entassaient ses livres scolaires recouverts de poussière. Maintenant qu’elle avait son bac en poche, elle devait travailler à la ferme des Martin afin d’obtenir l’argent nécessaire pour nourrir sa famille, du moins ce qu’il en restait : sa mère et elle-même. Elle aurait préféré se lancer dans des études de lettres classiques mais sa situation familiale l’en empêchait. Son père, disparu, de maladie lui avait-on dit, alors qu’elle n’avait que cinq ans, était cheminot ; son adoration des trains lui avait malheureusement valu d’en prendre un plus tôt que prévu. Les multiples photos encadrées qui décoraient les murs de la bâtisse lui rappelaient sans cesse son visage anguleux : un menton carré, des lèvres minces, un nez en pied de marmite, un regard pétillant serti dans de sombres iris et une peau crémeuse qui redonnait une certaine fraîcheur à sa physionomie. Kelly, qui tenait de lui son teint laiteux et ses cheveux fins, n’en avait pas d’autres souvenirs. Ombrepierres était tout pour elle, c’était l’endroit où le meilleur et le pire de son histoire se mêlaient dans un équilibre relatif. La souffrance avait fait d’elle une jeune fille au caractère bien trempé.
Kelly descendit au salon, mit son manteau de fourrure et sortit se promener autour du village bordé d’un voile de brouillard. C’était son rituel matinal avant d’aller travailler. Comme il était encore tôt, seuls quelques volets ouverts accueillaient les premières lueurs du jour. Elle passa devant l’Eglise du village dont les fenêtres à croisée rappelaient l’architecture de la Renaissance. Les chênes qui l’ombrageaient régnaient s’imposaient tels des boucliers, luttant contre les ravages du temps destructeur. Au vu de la couleur flamboyante de leurs feuilles, l’imminence de l’automne se faisait sentir.
Après avoir gravi une petite montée, la jeune fille arriva à la lisière de la forêt où elle retira ses sandales quelques instants, désireuse de sentir sous ses pieds la fraîcheur de l’herbe couverte de rosée. Cette sensation agréable lui rappelait les excursions qu’elle avait faites l’été dernier avec ses deux amis d’enfance, Timothée et Malvina. Ils sortaient tôt le matin, jouaient pieds nus au ballon dans la prairie puis allaient se promener en forêt avant d’y camper la nuit venue. Kelly se souvint de la fois où ils avaient décidé d’organiser une veille de nuit à tour de rôle. Ils l’avaient surprise en train de méditer, accompagnée du chant crépitant de la flamme. C’était sans doute à cause de cela que Timothée et Malvina l’appelaient : « La grande rêveuse ».
Un groupe d’enfants du village chahutant dans la prairie la rappela à la réalité. Après s’être rechaussée, Kelly prit la direction de la forêt où quelques fleurs attirèrent son attention : leur tige fine et délicate balançait de jolis pétales violacés. La jeune fille en cueillit quelques-unes pour confectionner un charmant bouquet à exposer dans le salon. Elle espérait ainsi rendre un peu de gaieté à cette pièce aux murs jaune pâle et redonner le sourire à sa mère inconsolable depuis la mort de son père.
Soudain, le silence des environs devint pesant. Lorsque Kelly revint sur ses pas, elle n’entendit plus les joyeux cris des enfants. Seul le bruissement des feuilles – qui arboraient dorénavant une couleur cuivrée – accompagnait le long soupir des arbres. Les couleurs semblaient pâlir jusqu’à s’effacer. Les fleurs se détournaient du soleil et se tassaient sur leurs racines. Et au loin, le clapotis de l’eau résonnait tel un glas.
— Qu’est-ce que … murmura-t-elle, envahie d’un mauvais pressentiment.
Elle traversa alors un chemin bercé par des arbustes qui agrippèrent son manteau, puis elle leva les yeux vers un ciel bas et lourd déchiré par des éclairs. Kelly aperçut enfin son village recouvert par d’épaisses nuées noires. Laissant échapper les fleurs qu’elle avait cueillies, la jeune fille se précipita vers son hameau.
Une voix s’éleva au loin. La flore semblait s’incliner face aux mots incompréhensibles renvoyés par l’écho des bois, tandis que la pluie étalait les traînées d’une vaste prison autour de Kelly. Celle-ci arriva au sommet d’une colline et considéra le désastre. À ce moment-là, la voix s’éteignit. Plus aucun son, plus aucun bruit, seulement des flammes qui décimaient son village. Kelly savait que des centaines d’âmes s’envolaient à cet instant même. Elle doutait que sa mère ait survécu car, suite à une chute de cheval qui l’avait plongée un mois dans le coma, elle n’avait plus toute sa mobilité. C’était une femme anéantie qui avait non seulement perdu la liberté d’avoir une famille unie mais aussi celle de galoper. Cette pensée funeste tétanisa la jeune fille. Des larmes perlèrent au coin de ses yeux ; des larmes qui avaient déjà coulé bien trop souvent. Elle ne pouvait pas perdre le seul parent qu’il lui restait, elle avait déjà assez souffert à la mort de son père ! Elle qui s’était démenée pour offrir le meilleur de ce qu’elle avait à sa mère ne pouvait pas voir ses efforts partir en fumée ! La jeune fille, qui s’en voulait d’être partie se promener, entama la descente menant au village. Des gouttes de sueur lui glaçaient la nuque et ses membres frémissaient, d’autant plus que la terre ne constituait par endroit qu’une bourbe incertaine. Mais alors qu’elle arrivait enfin à la hauteur des bâtisses et que son nez pouvait sentir les volutes de fumée, elle se sentit happée par une force étrange qui l’empêcha d’avancer davantage. Le vent lui mordit le visage puis l’enveloppa tel un ruban, s’enroulant lentement autour d’elle.
— L’heure est venue.
Des cris stridents éclatèrent. Des ombres l’agrippèrent puis se volatilisèrent avec elle. La poussière dansa quelques secondes à l’endroit où elles avaient disparu.
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Chapitre 1 : L’arrivée aux confins du monde
Phebusa
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